La dernière sortie du JBT...

Mardi 10 Octobre 2000

Il est 20h40 environ, la nuit est tombée sur Lyon, Léviathan qui somnole.

Dans mon appartement il fait chaud mais dehors le froid de la soirée d'automne est piquant. Une clope au bout du bec, je sors mes affaires avec une émotion particulière.

Je serre ma polaire pour me prémunir de la fraîcheur qui m'attend dehors et j'enfile mon blouson de cuir sans parvenir à détacher mon regard de la clef de contact posée sur la table basse.

Je prends les gants, le casque, je vérifie encore une fois toutes mes poches pour ne rien oublier et je rejoins le garage.

Elle est là, elle n'a pas bougé depuis la balade du 17 septembre.

Je vire le U, débloque la direction et avec toujours les mêmes précautions, je la sors de son box. Posée sur sa béquille, je peux fermer le garage avec des gestes lents, je profite déjà de cette sortie particulière.

Lorsque j'attache mon cuir, je me sens bien. J'enfile mon casque, attache la jugulaire et là je me sens revivre tout à coup. Impression fugitive qui se fait insistante lorsque j'enfourche ma belle. Complètement à elle dans mes gestes et mes pensées, je tourne la clé de contact, pousse le starter et appuie sur le contacteur.

Rhââ... Comme sortie de la lampe d'Aladin, évaporée d'un pays merveilleux ignoré de toutes les cartes, oublié de tous les atlas, la magie opère de suite !

Le moteur démarre au quart de tour, ronronne comme un félin, et complètement à son écoute, je régule l'intensité du starter pour que le desmo respire comme il le souhaite.

Et puis c'est parti, la première qui claque, et on démarre peinard, le temps de sortir de Lyon et de ses bouchons, le temps de rouler tranquille pour laisser le temps à Madame de se sentir à l'aise. Mais déjà, les sensations qui reviennent... Ca fait... je sais pas, comme un bon vin qu'on sort de la cave et qu'on débouche, juste pour soi... Des arômes subtils, des fragrances si saisissantes qu'elles en sont parfois insoupçonnées, même après en avoir goûté plusieurs fois.

Tunnel de Fourvière, les Imola résonnent et peu à peu le moteur prend sa température, je roule en profitant de chaque bruit, de chaque battement du cœur du desmo. La visière entre ouverte, j'enroule sur le couple, et je laisse la magie m'électriser.

La lumière de la réserve s'allume, je m'arrête pour faire ce qu'il faut... A la station BP plongée dans la nuit, je suis seul, je donne à boire à Madame ce qu'elle désire et en revenant vers elle après avoir payé, je me dis encore une fois que cette moto est géniale. Tout simplement.

Je démarre en remettant le totaliseur à zéro, plein de petits gestes, des moments de communication que je sais être les derniers entre elle et moi. Et puis c'est reparti. Et là, là, ça va être tout simplement grandiose. Les mots pour exprimer tout ce qu'il va se passer pendant les cinquante kilomètres qui vont suivre... je ne pourrai pas les trouver.

Pour ceux qui connaissent la région, notre petite virée nocturne va nous conduire du côté de Tassin, Marcy l'Etoile puis Pollionay, Saint-Pierre-la-Palud, Chevinay, Grézieu-la-Varenne... Entre Pollionay et Saint Pierre la Palud, ces routes !.. Plongé dans l'obscurité, j'enroule à 70 km/h maxi, faut dire que ça tourne dans tous les sens, je ne connais pas la route, et puis l'éclairage de Madame ce n'est pas les halogènes du Stade de France! Et puis ... et puis... c'est notre dernière virée, alors j'ai plein de trucs en tête, je repense à toutes nos sorties depuis ... pile un an, ou presque. La 900 est arrivée dans mon garage le 19 octobre 1999, et depuis nous avons connu pas mal de choses ensemble, nous avons partagé un sacré paquet d'émotions au cours de nos 18000 kms communs...

Je ne suis pas prêt d'oublier ces gauches droites, ces enfilades de virages recouverts de feuilles mortes et ces arbres qui formaient une bulle autour de nous... Les sensations étaient folles, abondantes, j'ai vraiment eu l'impression d'être sur une autre planète, pour quelques temps... Au-dessus de nous, les branches enchevêtrées des arbres endormis, et l'éclairage du phare pour seul guide, seule lumière dans cet océan éteint.

Je ne sais même pas si j'ai eu chaud ou froid. Dehors il faisait froid oui, c'est vrai (c'est que c'est frileux un sudiste putaing! :o)) mais à l'intérieur, je peux vous assurer que j'avais vraiment chaud.

En haut d'un col, je ralentis et observe "au loin" les lumières de la ville et le halot orangée qui stagne au-dessus de Lyon. Dans les cieux, la lune presque entière est cachée derrière de pâles brumes et des nuages translucides...

Arrivés dans un patelin paumé, je coupe le moteur avant d'entamer une nouvelle route qui mène sur un autre versant des Monts du Lyonnais, un autre col que je connais par cœur et surtout de nuit ;o))

Mais cette fois je prends le temps de sentir les choses, de ressentir tout ce qu'il se passe en moi et autour de moi.

Les 25 kilomètres jusqu'à Lyon vont se faire toujours au même rythme, avec quand même quelques accélérations sur les longs morceaux faciles à l'entrée de la capitale des Gaules.

Je me sens dans un état second tout le long de la redescente sur Lyon. Je quitte la nuit, dans mes rétros le néant de l'obscurité, et devant moi les lumières de la ville. Je sens ma moto vivre comme elle aime tant le faire ...

A Tassin des voitures arrêtées à la va vite et des warning me tirent de mes pensées. Je ralentis et passe devant un bandit 1200 encastré sous un monospace.

Soixante dix mètres plus loin le motard git, inconscient. Plein de monde est autour, deux autres motards aussi. Je ralentis puis je continue, inutile d'encombrer en ne pouvant rien faire de plus que les autres…

Ca vient juste de se passer, deux ou trois minutes plus tôt… Etrange sensation, je me sens pas bien… pas bien du tout… on repense à tellement de mauvais souvenirs à ce moment là…

Tunnel de Fourvière dans l'autre sens et puis c'est le retour à l'appartement, et pour la dernière fois on coupe le contact, et on rentre la bête dans son box. Un dernier merci, un dernier regard de complicité.

Fermeture du rideau de fer.

J'ai refermé le livre d'une bien belle façon, et je suis très heureux de savoir que le JBT va être recueilli par une famille comme il faut ;)))

Je sais que là où elle va, Madame sera respectée avec ce qu'elle mérite.

Et vous me croirez ou non mais hier soir en remettant mon casque en haut de l'armoire, j'étais dans un état second où le bonheur n'était pas loin...


Guilhen le 11 Octobre 2000.